Textes
Extraits:
" Chloé Julien grandit dans un hameau de quelques maisons en plein cœur du Limousin, un territoire au sein duquel les représentations artistiques se font plutôt rares. Pourtant, très vite, elle met des mots sur un destin qui semble déjà tout tracé : elle veut créer au quotidien, coûte que coûte, et faire de sa vie un espace d’expression sans limites.
Chloé : J’ai toujours eu un penchant pour les disciplines créatives et artistiques. Quand j’étais plus jeune, je multipliais les activités, je faisais notamment de la peinture, du théâtre et de la danse. À l’époque, tout ce que je savais, c’est que je voulais être artiste. C’est une envie qui me suit depuis que je suis née presque. Pour moi, cela a toujours été évident. En grandissant, je passais des après-midi dans les champs à me poser des questions existentielles. Je me demandais qui j’étais et pourquoi la campagne ne me répondait pas. J’avais l’impression d’être extérieure au monde.
Il faut dire que j’étais un peu à part, j’écrivais des poèmes, je contemplais beaucoup, je rêvassais. J’avais l’intime conviction d’être différente, de penser différemment. Peut-être que c’était faux, sans doute même, mais c’est le sentiment qui m’habitait à ce moment-là. Et puis, à mes 17 ans, après la mort de mon père, il a fallu partir, quitter cette région qui m’avait façonnée et pour laquelle j’avais un attachement profond. C’était le moment de faire des choix. J’ai longtemps hésité entre le théâtre et la peinture et même s’ils étaient complémentaires, j’ai fini par m’orienter vers la peinture. D’ailleurs, encore aujourd’hui, cela se ressent dans mon travail.
“Quand mon père a eu son cancer, son corps a été malmené par la maladie pendant trois ans. Je l’ai vu changer, s’altérer, s’effriter. La fragmentation du corps que l’on retrouve dans mon travail est peut-être une tentative symbolique de soin, inspirée par ce que j’ai vécu et la souffrance dont j’ai été témoin.”
Mon collage c’est de la peinture, ce n’est pas du collage. Tout commence par la peinture. D’ailleurs, je ne regarde que très peu ce que produisent les autres artistes qui font du collage. Bien souvent cela m’ennuie. Il manque une dynamique, une gestuelle. Généralement, ce que je vois est très réaliste et très figé. De mon côté, j’essaie de faire en sorte de créer des compositions vivantes, qui subissent une transformation, une métamorphose. Je suis terrifiée par les images fixes. C’est pour cette raison que l’on retrouve la danse dans mon travail...."
Valentin (Souffle-chaud) 2023
Les théâtralisations perturbantes & la recherche du Prince Charmant : entretien avec Chloé Julien http://www.lelitteraire.com/?p=59585
extraits:
" Chloé Julien ne duplique jamais du semblable, du même : elle préfère le déconstruire. Elle n’offre pas pour autant un rituel de la ruine mais une manière de revisiter l’espace.
Dans un imaginaire aérien, les corps sont à la renverse, des corridors aporétiques creusent et développent les volumes aériens par une expression plastique où le ciel s’emplit d’anges — enfin presque. Car ils sont d’ici et ils ont la viande bien faite et le désir ardent.
Certes, Chloé Julien fait que notre regard de voyeur oublie ses repères habituels. Il est absorbé ou attiré par des suites qui sortent par les yeux les racines de nos conduites forcées. Des flancs ou autres “morceaux” ( de premier choix) segmentent l’espace. Ils deviennent les intermédiaires de la lumière et du souffle de la créatrice.
Celle-ci gonfle l’écart entre l’être et le monde. La broderie des formes devient des vols d’oiseaux. Ils traversent le vide et dévorent l’air. Ces envolées en de multiples sens échappent à la terre et offrent un racket figuratif. Il permet d’échapper au réel comme au néant.
Entretien :
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
J’ai un peu honte de constater, que chaque année encore, je fais le même vœu : rencontrer le Prince Charmant !.....
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
J’ai le goût de ” la vérité”. Pour la trouver, je pense qu’il faut dépasser des limites, aller bien en profondeur, tant pis, si on dérange certains en exprimant des choses qu’on cache habituellement par conventions. Je n’ai pas peur d’aller fouiller l’inconscient, l’intime, de renvoyer un miroir de la fragilité humaine, en commençant par moi à travers l’autoportrait.
L’érotisme et la mort sont toujours présents comme des réalités indissociables pour moi de la vie humaine et du corps. Cela soulève aussi des rejets, des malaises. Particulièrement quand je me permets non sans un peu de provocation d’utiliser des magazines pornos. Pourtant je déteste le porno, c’est une industrie assez répugnante qui avilit les femmes la plupart du temps. Mais la vraie raison, c’est que je cherchais des images de corps dans les magazines et ça m’a semblé évident de les trouver à cet endroit en nombre. Mais je m’amuse à braver cet interdit, cette laideur et les transformer. La viande sublime !
Ça me fait penser aux fragments éclatés, aux ruines fascinantes, flottant dans l’air sur la musique de Pink Floyd au ralenti dans la dernière scène de “Zabriesky Point”. Là aussi il s’agissait au départ d’objets de consommation de luxe, symbolisant le Capitalisme, qui explose, grâce à la puissance imaginaire d’une amoureuse blessée.
Comment définiriez-vous votre approche du réel ?
Il faudrait définir ” réel”, qui le peut ? Disons que la réalité très terre-à-terre je la fuis en faisant de l’art, je suis d’ailleurs dans un espace temps indéfini quand je travaille et aussi dans mon travail. Les figures ne sont jamais mises en situation et il n’y a jamais d’objets qui pourraient définir un lieu ou une époque.
Et de façon créative, je rejoins l’idée de Bacon qui dit que le réalisme n’existe pas en peinture, qu’il faut l’inventer ! D’ailleurs, le mouvement de peinture que j’aime le moins et qui n’a aucun sens pour moi c’est l’Hyperréalisme. Parce que c’est froid, de la démonstration technique et que ça ne dit rien du réel. En second, pour d’autres raisons dont le manque de sensualité, le Futurisme.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Un nu de Schiele.
....
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Dans le désordre :
Les artistes : Hans Bellmer, Jérôme Bosch, Egon Schiele, Marlene Dumas, Joseph Beuys et August Rodin pour leurs aquarelles, Francesco Clemente, Miquel Barcelo, Zoran Music, Francisco de Goya pour ses peintures noires et ses gravures, Nan Goldin, Antoine Dagata, Diane Arbus, Anders Petersen, Paul Rebeyrolle, Jean Rustin, Francis Bacon, David Almedj, Louis Souter, Francesca Woodman, Pierre Bonnard, Jean Fautrier, Antonin Artaud, Mark Rothko, Chaïm Soutine, Robert Ryman, Otto dix et une flopée d’expressionnistes allemands. C’est une grande expositions de ces derniers, quand j’avais peut être 14 ans, qui m’a décidée à devenir peintre. Je peignais déjà, mais là, je me suis senti légitime et j’ai su que j’allais faire ça toute ma vie.
Les écrivains : Georges Bataille, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Fiodor Dostoïevski, Emil Cioran, Friedrich Nietzsche, Michel Houellebecq, Bret Easton Ellis, Charles Bukowski, Henry Miller, Antonin Artaud, Marguerite Duras, Samuel Beckett, Bertolt Brecht, Jon Fosse, Guerashim Lucas… Je n’en suis pas forcément proches dans le style ou l’énergie, mais se sont tous mes compagnons de voyage....
Que défendez-vous ?
L’art, l’amour, la liberté, le romantisme, la vacuité, l’errance, l’underground. J’ai toutes sortes d’opinions et de positionnements passionnés qui pourtant varient fréquemment car ils se nourrissent en permanence des autres et des mouvements du monde. Par contre, j’ai toujours eu des idées de gauche, ce qui, sans être militante signifie beaucoup...."
Jean-Paul Gavard Perret (critique d'art et auteur). 27 avril 2020
MORCELLEMENTS http://www.lelitteraire.com/?p=59393&fbclid=IwAR2cU63eeH8tvwmDzfYwjOW8r6P_SOUEtusFXMlIXsLITHvaO0LlByAshLQ
"Il y a le — ou les — corps et l’espace. Dans un rappel subtil et ironisé à la fameuse fresque de la Chapelle Sixtine. Mais ici on peut se passer de Dieu. Sauf bien sûr s’il est incarné. Chloé Julien crée un monde de l’hypnose.
Mais surtout de la gestation et de la présence. L’artiste travaille l’apparence pour souligner les gouffres sous la présence et des abîmes en féeries mystérieuses.
Insidieusement, de tels montages, par l’imaginaire qu’ils mettent en jeu, modifient la donne du réel en accordant au portrait la valeur d’icone d’un genre très particulier. La Miss en tropes agit imperceptiblement comme en des déplacements métonymiques. Ce qui apparaît devient le portant du portrait.
Si bien que l’apparent réalisme d’où procède ce travail crée une fiction. Laquelle devient un appel intense à une traversée afin de dégager non seulement un profil particulier au corps mais au temps.
Le corps est emporté dans un glissement par la théâtralité et les sortilèges de créations. Emerge l’horizon mystérieux d’une intimité touchante dont la créatrice multiplie les échos.
Le “juste” portrait fait donc franchir le seuil de l’endroit où tout se laisse voir vers un espace où tout se perd pour approcher une renaissance, une cristallisation contre l’obscur et la fuite des jours comme des amours.
L’espace palpite de papillons étranges. Les corps en morceaux ne sont pas des restes : ils naviguent en des visions fugitives. Il y a des dentelures de cuisses qui ont encerclé des hanches et qui peuvent l’accomplir encore — preuve que en l’amour l’histoire n’est jamais soldée. Ou serait-ce la réminiscence d’une errance à l’inverse de la voix d’Artaud qui affirmait : « les femmes ne comprennent que l’amour sensuel, et dès qu’on essaie de leur donner de l’âme elles n’en veulent pas »
Non. Car Chloé Julien ne fait pas de telles impasses. Elle s’absente dans la présence, foudroie les repentances de l’ombre pour en tirer la lumière. Elle broie la nuit dans ces cieux de jours de plénitude où les silhouettes dans leurs morcellements deviennent abondances.
Des personnages semblent s’échapper quelques murmures : “De l’obscurité conduis-moi à la lumière”. Et Chloé Julien telle une reine invite la vie à se lever, à s’élever sur les remparts de l’imaginaire. Chacun(e) rêve d’y glisser pour grimper ou épouser des pentes, s’y confondre et se défaire. Ainsi va, du féminin au masculin, l’histoire du labyrinthe de l’être.
Il faut accepter le risque de ce “Chaos” (organisé) qui devient l’ordre essentiel. Il y a là des émerveillé(e)s, des ébahi(e)s. La Reine en a rencontrés certains qui perdaient la tête et gardaient leur cœur, d’autres perdaient leurs corps et n’avait pas de cœur. Mais, ici, l’artiste les voit autrement.
Les êtres sont à la frontière là, où il n’y a plus de terre, là où le désert ferait d’eux deux des anachorètes. Et en une telle initiation quelque chose leur échappe dans la reddition de l’absurdité du vivre.
Ici les êtres ne sont pas au fond d’un puits mais, entre éther et nuages, leurs cercles se multiplient comme si l’amour le plus charnel pouvait devenir cosmique. Reine de jamais trop, Chloé Julien fait-elle, par sa dignité, l’homme timide ? Pas sûr car il existe du feu en lui. Et les rêves dont nous sommes fabriqués. Et ce, dans cette fragmentation. Elle rend la rencontre presque impossible. Mais les seuils ne sont pas infranchissables.
La créatrice joue de l’obsession et de la transgression. Elle retire la cape de ténèbres, évoque des bourrasques d’où naissent des éclairs ; d’étranges portes s’entrouvrent mais l’éros demeure suggéré. Restent ses stigmates. Et c’est aussi habile qu’ironique. Le flamboiement des corps devient une chorégraphie visuelle. L’artiste devient méduse qui affole les sens tout en les retenant. L’amoncellement cherche l’équilibre sur le fil de leur corps dont le lascif échappe dans le fort du déduit.
Seule l’image parle et conclut là où la créatrice défait ses liens. Soudain, ils glissent mais restent impénétrables. Il faut donc rêver et imaginer. Encore. C’est la folie qui dure. La folie pure. Appel du vide.
Pas n’importe lequel : le vide à combler. Des pommes acides dans un verger de miel.
“Je traverse, j’ai été traversée” disait Duras. Chloé Julien fait de même afin de croire que le réel n’est pas parti. Du moins pas trop loin. Pas en totalité.
Qui sait ? Un jour, les interrogations se noieront dans les enlacements que l’artiste monte et montre. Elle “caresse” les corps : tout est là. L’amour comme la lumière ont foi au miracle et les deux refusent de porter des croix.
Les corps valsent, nus des chimères en un seul “habit” de gloire. Tout devient charnellement mystique.
Et le temps de la sidération retient le jaillissement au seuil de la défaillance.
Jean-Paul Gavard Perret (critique d'art et auteur). 27 avril 2020
J.O.I.E DE CHLOE JULIEN, texte pour l'exposition personnelle J.O.I.E, par François Michaud
Au début de L’Anti-Œdipe, les mots d’Artaud servent de point de départ à l’argumentation de Deleuze et Guattari, le corps sans organes devenant comme le leitmotiv du livre :
« Le corps est le corps / il est seul / et n’a pas besoin d’organe / le corps n’est jamais un organisme / les organismes sont l’ennemi du corps »[1]
Le corps sans organes, comme ils l’écrivent aussi, « c’est le corps sans image »[2].
Ici, nous n’avons que des images et des images de corps, ou plutôt, des souvenirs de corps, fragmentés. Lorsque Jean-Pierre Léaud est filmé par François Truffaut dans une cabine téléphonique, trouvant une photo déchirée, nous savons qu’il lui sera facile de reconstituer l’image. L’opération suivante, en revanche, qui consiste à retrouver la femme réelle dont cette image est le signe est a priori vouée à l’échec. La quête d’Antoine Doinel sera pourtant l’argument improbable de L’Amour en fuite, qui le mènera sur les traces du personnage joué par Dorothée. Dans la série, les baisers ne sont pas les seuls à être volés, le jeune Doinel commence par dérober des photographies d’actrices sur la devanture d’une salle de cinéma, manifestant le pouvoir de fascination des images faites pour susciter ou entretenir le désir, le fétichisme du cinéphile et de l’adolescent ou l’inspiration de toute lectrice de la presse où ces images circulent : portraits d’actrices et de mannequins, dont souvent seuls les yeux et la bouche, les bras et la poitrine, les cuisses et les hanches sont visibles. Les photographies dont se sert Chloé Julien relèvent moins du premier monde, celui du cinéma – que Douglas Gordon ou Francesco Vezzoli ont largement exploité – que de la presse destinée à une incarnation brute et temporaire : magazines de mode et revues porno. Pourquoi ? Parce que c’est en elles que la chair se donne pour ce qu’elle est : il y a de la peau, plus ou moins couverte suivant qu’on opte pour les masques, l’allusion et l’illusion ou pour le nu et pour ses formes propres – mais au fond, et nous le savons bien, il n’y a là que des différences secondaires qui n’affectent ni la nature photographique de l’image ni le principe de fragmentation dont le rôle est moteur. La bouche, un œil, des sexes, des pieds, ou des éléments non identifiés : tout peut servir d’accroche et d’objet d’investissement, selon que le modèle sera recherché pour lui-même ou pour son fonctionnement.
Il n’y a donc pas là de corps sans organes, mais un trop-plein d’organes et de membres, assemblés pour les besoins de la composition. Or, que sont ces besoins justement ? L’artiste, avec ses moyens, recompose le réel ou s’en échappe, mais puise toujours dans un répertoire de formes possibles qui lui sont données par la vue, le toucher, l’ouïe ou l’odorat parfois, le flux mental toujours – que les quatre autres sens entretiennent tour à tour – et l’idée, cette non-chose que tout artiste prendra soin de tenir soit cachée soit visible. Chloé Julien dit volontiers ce qui l’anime quand elle crée :
« Ce qui vient de l'intérieur de soi est le Tout ou fait partie du Tout. On comprend que sans aucune barrière il y ait de la violence (découpes tranchantes, déchirures pour faire apparaître "la Vérité" aux ciseaux, inconscient montré sur la feuille, corps mutilés, viande... etc.). »[3]
Ce que nous entendons, c’est que ce Tout qui vient de l’intérieur de soi constitue la matière première. Ce ne sont pas les photos empruntées, découpées, malmenées, caressées – ça, ce n’est qu’une matière secondaire, le matériau du peintre, comme les pigments peuvent l’être (et parfois ils le sont chez elle, car l’exposition évoque aussi le passage des portraits à l’aquarelle aux collages, en passant par la peinture à l’huile d’après collage). Non, ce qui est premier est bien à l’intérieur, dans cet espace du dedans qu’il s’agit de révéler ou de masquer – mettre un « masque » au corps entier – et cette opération ne peut se faire qu’en empruntant au donné. Picabia, lorsqu’il conçoit ses machines, ses dessins mécanomorphes, initie cette longue marche que bien des artistes parcourront à sa suite : il y a du divers, et nous l’organisons, à partir des machines ou des bouts de corps – et ces outils et ces membres sont souvent interchangeables : « Les machines désirantes » est le titre du chapitre de L’Anti-Œdipe dont nous sommes partis – dans l’exemplaire qui a appartenu à l’artiste elle-même.
Lorsque je rencontrai Chloé Julien, en effet, le corps sans organes est apparu tout de suite dans nos conversations, comme s’il s’agissait non d'un élément explicatif mais d'un indispensable allié, sans lequel l’exploration se serait arrêtée. Le C.S.O., comme Deleuze se plaît à l’appeler, nous paraissait capable d’éclairer ce travail qui n’avait pas son équivalent vers 2005. Qui était Chloé Julien? La plupart se détournaient sans comprendre et seuls de rares scaphandriers, animés par une passion semblable à celle du capitaine Nemo, s’aventuraient dans ce territoire des grands fonds dont tout espoir de rémission semblait exclu. J’avais nommé cela, à l’époque, « l’espace du dedans », à la suite de Michaux. L'artiste pratiquait l’aquarelle et l’encre, l’huile parfois ; les collages viendraient plus tard. Elle me parlait de Jean Rustin, de Hugh Weiss ou de Vladimir Velickovic, dans l’atelier de qui elle était à l’Ensba : un monde bien différent de celui qu’habitaient la plupart de ses contemporains ; mais, nous le voyons ici, qu’on parte de Duchamp, de Picabia ou d’Artaud ne change rien, car nous buttons à chaque pas sur la même question : comment faire pour broyer son chocolat tout seul ? Ceci, Duchamp l’a dit et cela a été maintes fois répété, mais il s’est bien gardé d’en livrer la recette.
Il faut donc, à nouveau, reprendre patiemment ces bouts de réel qui échappent, et composer des images. Et de la recomposition surgira un portrait – ou non. Un non-portrait, une non-bouche, des non-seins, comme Frank Herbert, dans les derniers volumes du cycle de Dune, inventera les « non-vaisseaux ». Ce sont ces vaisseaux-là qui nous emportent dans un univers où l’homme peut bien être un Homme-Jasmin, s’il plaît au peintre, à la femme, à l’artiste (qui est l’un des rares mots véritablement androgynes ou unisexes de notre vocabulaire) de le nommer ainsi… Unica Zürn, en composant L’Homme-Jasmin, n’écrivait-elle pas, d’ailleurs :
« Prise d’un inexplicable sentiment de solitude elle se rend, le matin même, dans la chambre de sa mère – comme s’il était possible de retourner dans ce lit, là d’où elle est venue – pour ne plus rien voir.
Une montagne de chair tiède où l’esprit impur de cette femme est enfermé s’abat sur l’enfant épouvantée. Elle s’enfuit, abandonnant à tout jamais la mère, la femme, l’araignée ! Elle est profondément blessée. »
Il se peut que, pour être artiste, pour que sa joie demeure, on doive repasser par cette chambre-là, y revoir les terreurs et les attentes – l’araignée chère à Louise Bourgeois – et tisser son fil à son tour, non sans, de temps en temps, le couper avec ses mandibules. Qu’est-ce que c’est un corps ? Ce n’est qu’un corps après tout – un corps pour jouer : nous sommes en vie et pouvons bien en faire ce qu’il nous plaira. De plein de corps et de plein d’images, faire la photographie d’un non-corps. Être, en un mot et comme le dit un jour Picabia, « une fille née sans mère » – ce que seuls les artistes savent faire.
François Michaud, 23 avril 2018
[1] Antonin Artaud, in 84, n° 5-6, 1948, cité dans Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 15.
[2] Ibid., p. 14.
[3] Mail de Chloé Julien du 21 avril 2018.
François Michaud, conservateur en chef du Musée d'Art Moderne
J.O.I.E : au point Zabriskie de Chloé Julien
Un J, un O, un I, un E. Sans oublier le coup de cutter. Car la joie n’a rien d’innocent, rien de protégé. Conscience à la fois folle et lucide, elle fait sien le tragique de l’existence. C’est peut-être pour cela qu’elle est la force majeure, la puissance par excellence pour le philosophe Clément Rosset. Déclinée comme un sigle sans signifié imposé, cette « J.O.I.E » peut devenir un signe à floraisons multiples. Elle n’émerge cependant qu’à une condition selon Spinoza, c’est que l’on ressente fortement une indestructible puissance d’exister. La joie est joie de vivre, de vivre toujours plus intensément quoiqu’il en soit, quoiqu’il en coûte. Les points de J.O.I.E sont comme de petites monades dont on ouvrira les fenêtres pour qu’en jaillissent les forces vitales pour une vie sur-folle à venir.
Chloé Julien veut créer ces brèches en découpant et déchirant un monde rationnel et formaté et en brûlant de la mélancolie. Elle tente de faire exploser un substrat réactif pour rejouer la donne et peut-être faire se rejoindre le J le O le I et le E. Chaque collage est un peu comme un miracle, une négociation ardue avec la réalité afin de trouver le bon rythme, la belle musicalité dans le désordre des petits papiers découpés. Elle partage ce dessein avec ses acolytes favoris que sont les musiciens du noise rock. S’agit-il d’une simple inspiration ou bien plus profondément d’une convergence d’instincts entre des êtres de même nature ? Certes on ne demandera pas à Chloé le nom de l’album qu’elle a préféré des Sister Iodine (groupe post-rock expérimental français). Mais l’érudition n’est pas ce que l’on met en jeu ici.
Quand Chloé brise l’assistance, pour rejoindre les premiers rangs de la fosse pendant l’un de leur concert, c’est pour atteindre un certain état. C’est pour rejoindre quelque chose qu’elle vise aussi dans son travail. Une sorte de point Zabriskie. Antonioni le premier l’y a conduite. Il y avait alors une villa dans son Zabriskie point au beau milieu de montagnes rocheuses désertiques, tout près de la vallée de la Mort. Dernier stigmate d’un monde moderne, elle explose sous le regard jouissant de Daria. S’en suivent sept minutes de beauté absolue. Rewinds et zooms sur explosion. Dressing, frigo, bibliothèque, salon, salle à manger et scènes de la vie quotidienne s’y désintègrent laissant place à une déflagration de miettes affranchies définitivement de leur rationalité. De ce big bang, émerge de nouvelles harmonies, des tableaux abrasifs et surréalistes. Ce n’est pas un sentiment de chaos et de fin du monde que l’on a alors mais de puissante liberté. Et c’est cela que vise Chloé dans son travail. Cela s’appelle aussi la maturité. Et il en faut pour toucher la joie.
Émilie Marsaud (journaliste indépendant, auteur)
CHLOE JULIEN - " DES MILLIERS DE PAPILLONS DANS LE VENTRE" (texte pour l'exposition UN LOUP DANS LA BERGERIE
Cela commence par une scène hebdomadaire assez marrante. Je vais chez le buraliste qui fait une drôle de tête quand il me voit poser sur son comptoir deux ou trois exemplaires identiques d'un même magazine pornographique. C'est effectivement dans ces revues et celles de mode que je trouve depuis plusieurs années, la matière première de mon travail: les images des corps exposés, dénudés et contorsionnés des revues pornos et les personnages attifés, pomponnés, photoshopés et surfaits de celles de mode... Tout cela est comme un substrat brut pour moi que je découpe afin d'obtenir une pluralité de fragments que j'archive temporairement et que je trie en fonction de leur intérêt, de leur forme, de leur couleur et qui vont constituer l' alphabet singulier avec lequel je traduis ce qui me traverse.
Chacun de mes collages est tel une petite cosmogonie qui se réécrit et se réinvente dans l'atelier. Comme dans la nature ils adviennent par des mouvements d'explosion, de destruction, de récupération et de renaissance : j'essaie d'y déconstruire une mythologie quotidienne (peut-être même une sorte de pornographie quotidienne) – faite d'idoles vides et de clichés - une mythologie ennuyeuse et close, dans laquelle l'Homme apparaît comme un être clos et peu évolutif : il y est certes « cultivé » mais si peu spirituel et poétique. Je voudrais que ces valeurs sautent à nouveau à la figure du spectateur quand il regarde mes œuvres.
Il y a une liberté possible dans le collage que la vie quotidienne ne me permets pas d'atteindre complètement. Je peux rompre avec tout ce que notre existence matérielle a de dictatorial, avec tout ce que notre corporalité la plus primaire impose: être debout, s'assoir, marcher, courir, boire bouffer, baiser, travailler, habiter, enfanter, économiser, convenir, communiquer etc. Certes, c'est comme ça c'est la vie, mais encore. Tout cela je veux au gré de mes oeuvres le réduire en miettes, le faire voler en éclat. Je le découpe, je le déchire, je le détériore, je le brûle. Chaque collage est un entrelacs fragile soucieux de ses espaces vides ; un territoire magique et instinctuel parfois provocateur sur lequel mon inconscient mais peut-être aussi tout ce qui vient s'exprimer à travers moi - sur lequel ma chair et celle du monde - se déploient dans une valse charnelle que je veux toujours plus libre et exaltée. J'opère la réalité dans l'espoir de créer des œuvres monstrueuses et belles, sauvages et spirituelles, des oeuvres qui aient, je l'espère, des milliers de petits papillons dans le ventre.
mes pensées intime traduites par Emilie Marsaud (journaliste indépendante et auteur), 2018
LE POINT CONTEMPORAIN http://pointcontemporain.com/direct-pan-quartier-general-chaux-de-fonds
"... ÉCHO – ÉCHO, ÉCHO – ÉCHO, ÉCHO, ÉCHO, une lecture de la représentation de la nymphe Écho. Tout en bouche et éclatée dans l’espace, elle répond à l’unité, le grand tout qu’est Pan, par la démultiplication de ce motif rendu muet. Disloquée par ce dernier, elle devient protéïforme, impalpable, figure de la déchirure même, ce que les collages sous verre déploient à l’infini. Les bouches d’Écho échappent au cadre et poursuivent leurs pulsations dans un hors-champ que subtilement elles continuent de hanter....."
Catalogue PAN, Texte de: Pascaline Sordet.
Avec les artistes: Florence Aellen, Léo Dorfner, Chloe Julien, Lucie Kohler, Monique Kuffer, Myriam Mechita, Michael Rampa, Denis Roueche, Lionel Sabatté et Julien Salaud.
extrait du catalogue de l'exposition PAN du 19 août-27 novembre à QUARTIER GENERAL, La Chaux-de-Fonds.
"....Image glacée après image glacée, le mépris et le désespoir la poussent à disparaître, tout comme les stéréotypes véhiculés par la publicité imposent une norme impossible à atteindre.
L’autre partie des fragments sur le verre est faite de photographies du corps de l’artiste, qui se déforme ainsi elle-même. Elle est à la fois victime et bourreau, artiste et sujet, une double implication qui est la condition du dépassement de la passivité : « je pense à ruiner l’harmonie, et faire voler en éclat ce qui fascine », dit l’artiste. Parce que la mort d’Écho n’est ni simple, ni univoque. Elle renforce sa complicité avec Pan. Morte, mais sonore, elle est toujours aussi inatteignable, non pas possédée, mais éternellement échappée. Forme minimale de la liberté."
Laurence Gossart 2016
Dossier dans la revue LIGEIA de janvier à Juin 2016 " Art et Animalité", François Michaud (conservateur en chef du MAM) écrit autour du Lycantrope, en faisant référence à mon travail ainsi qu' aux artistes contemporains David Altmedj, Isabelle Levenez et de Clarisse Hahn, et créer des ponts vers le cinéma, la littérature, la photo et les sciences. http://www.revue-ligeia.com/
Son texte: " Do you like black animal?", tourne autour de la thématique inspirante du lycantrope ( Loup garou ).
p144 à 149 . Illustration: "Le loup", aquarelle sur papier, 110/80 cm, 2008
30 mars 2016: Mathilde Urfalino, pour les INROCKS (web), autour du dessin contemporain, accompagnée des artistes: Alain Séchas, Maude Maris, Miguel Branco, Jana Gunstheimer, Hippolyte Hentgen, Kader Benchamma, Thomas Tudoux, Thomas Léon, Sarah Tritz.
"Un symposium, une remise de prix, des expositions hors les murs et d’autres évènements gravitent autour du salon Drawing Now qui s’installe au Carreau du Temple du 30 mars au 3 avril. Une occasion de faire le portrait de la scène du dessin contemporain qui réunit des artistes internationaux, jeunes ou confirmés, et dont la pratique crée des ponts entre le dessin la sculpture, l’installation et les nouveaux médias....
CHLOÉ JULIEN
Carnage, collages sur verre, sans titre, 87/68cm, 2015
Présentée au salon du dessin érotique Salo IV, Chloé Julien fragmente et décompose les corps. Des corps dessinés par agrégat ou éparpillement de fragments de photographies et de coupures de magazines." (illustration dans le commentaire)
http://www.lesinrocks.com/…/semaine-dessin-contemporain-fe…/
( suite de l'article pour les abonnés)
Articles par Guillaume de Sardes et François Michaud autour de mon travail, parus dans le magazine Prussian Blue, mars 2015. http://prussianblue.fr/
Parution dans "Maison et Décoration", octobre/novembre 2015, de l'exposition collective "Du trivial au sublime, septembre 2014
"Des corps démembrés, remembrés, un féminin renversé, plongé dans la terre par la voie du sexe mâle. Un totem habillé de découpes pornographiques dégrafées de leur contexte. Elles se sont mobilisées pour retourner à la terre. Une transmutation de valeurs. La « surchair » du crucifix inversé n'est pas la signe d'un nihilisme provocateur. L’anti-crucifixion est la proposition d'une nouvelle valeur, la valeur du corps reconduit dans sa vocation spirituelle. Le corps symbole, le corps pensée, le corps érotisé. Le crucifix inversé de Chloé Julien est un corps abstrait, un esprit recomposé retournant à ses origines, il est décapitalisé, dé-consommé, retrouvé dans sa force, retrouvé dans sa vitalité."
Émilie Marsaud (Paris, 2014)
L’IDÉE DE CHAOS COMME ÉTAT PERMANENT
"L’idée de chaos comme état initial, et constant de l’humanité, est un des points principaux de départ de cette série de collages et des peintures à l’huile qui en découlent, nouveau processus de travail qui a débuté fin 2011.
La scène finale de Zabriskie Point, film emblématique de Michelangelo Antonioni, m’a profondément marqué: L’héroïne principale fait exploser mentalement, une villa contenant des objets de consommation de luxe. Les éclats, suspendus dans l’air, forment une image hypnotique et leur envolée est accompagnée de la musique romantique de Pink Floyd au ralenti... Cette association contradictoire purement esthétique qui procède d’une mise en scène dans une piscine afin de lisser les images et les couleurs qui nous apparaissent de face, est un exutoire qui finit par catalyser toutes les émotions. Il semble à la fois répertorier chaque déchet dans l’air et les mettre en évidence afin de leur redonner une place plus «juste», primitive, organique, flottant dans l’air dans une nouvelle harmonie colorée. Le spectacle qu’on vit face à l’explosion de produits emblématiques de la société de consommation, cette beauté là est cathartique.
J’utilise des images de magazines de mode, de photo ou de porno. En premier lieu : je pense à ruiner l’harmonie, et faire voler en éclat ce qui fascine, ce détournement, à la manière d’un morceau de musique expérimental: «Noise», ou d’une «coupe» de Gordon Matta-Clark me permet de faire cheminer le cerveau dans un espace qu’on ne peut saisir facilement. La chirurgie de l’image est en œuvre : extraire, voir disséquer des matières sans se soucier de la représentation originale. Ces images de magazines, représentent un paroxysme de la séduction sociale, elles se ressemblent toutes, et font cohabiter sans hiérarchie sublime et réalisme à des but mercantiles. Leur physicalité m’intéresse plus qu'une image prise sur internet, manquant de matérialité, de rudesse. J’utilise, en passant par la dissection des images, des processus similaires de fabrication (agrandissement, composition, colorisation, trompe-l’œil): à des fins complètement différentes.
Détournées et recomposées dans un espace vide, mental, la transformation violente des images initiales se fait sentir: elles ont été dépouillées, évidées, puis «réparées», grâce à l’aimantation fragmentaire, plus ou moins aléatoire.
Cela tend à rendre compte d’un mécanisme humain. Incomplet : il l’est toujours, et il est voué à des métamorphoses qui ne mèneront nulle part, qu’à l’état de ce mouvement perpétuel. L’état constant : est celui de la métamorphose, du chaos, des tentatives de fusions contrariées. C’est une contradiction que je ne peux expliquer autrement. Même si ça tend vers l’explosion, je prends un soin tout particulier à ces ruines, comme s’ils étaient des émaux, des miniatures. Je ne cherche pas à reproduire un effet «naturel». La retranscription, et la mise en situation dans un espace plus grand, en peinture à l’huile, sont un détournement supplémentaire qui ajoute, à la confusion par le trompe l’œil, et la sensualité de l’huile qui donne une impression de proximité. On voit tout, de très prèt: mais on ne voit rien. Le corps est là, et pourtant il n’est le centre de rien : on le soupçonne partout, sans le reconnaître, il n’est que pris dans un mécanisme, qui ne mène à rien d’autre qu’à tourner comme une machine, et à faire acte d’une présence que je souhaite très ambigüe, et finalement bien immobile.
Je tente d’offrir des chemins de compréhensions parasites, incomplets, un nouveau «pli», de l’image, en essayant d’être entre l’abstraction et la figuration : je pense autant à Bosch qu’à Kandinsky, autant à Bellemer qu’à Stella et m’intéresse depuis peu à la peinture réaliste et hyper réaliste actuelle, comme la façon dont Chuck Close, isole l’image zone par zone et accède à sa matière, d’une façon ultra pragmatique. "
Chloé Julien 2013 (Paris, 2014)
Concernant l'aquarelle 2002 à 2011 ( François Michaud, Paris/ART Magalie Lesauvage, Artension/ Sophie Gaucher, Jean-Louis Vincendeau, Cyrille Zola-Place)
SANS TITRE, par François Michaud (conservateur en chef au Musee d'art moderne de la ville de Paris)
"Ça s’écrase. Ça reste. Ça accouche de quelque chose de difforme, de quelque chose d’amer, de double et d’excitant. Les sens s’immiscent plus aisément dans ce qui les dérange, les contrarie et les repousse. La beauté, Chloé l’a prise sur ses genoux – c’est elle qui cite le vers de Rimbaud –, elle la laisse convulser et l’insulte. L’accouchement est à ce prix, mais, cette fois, ça se passe à l’intérieur. L’accouchée n’expulse pas, elle digère, elle accepte, elle se retourne mille fois sur elle-même sans savoir quand sera la dernière – si seulement une dernière fois peut venir.
Rien d’autre que la peau. La peau englobe le cœur et les viscères, les fait se séparer d’elle, les rétrécit. Ils sont déjà presque aussi diaphanes qu’elle. Cela se resserre peut être trop maintenant ; il faut encore un effort, faire tout passer dans le mortier et ne rien laisser derrière, que ça ressorte enfin, qu’on puisse le voir sans détourner les yeux, ces yeux que Chloé ne sait pas fermer. Ils sont là pour voir, sont faits pour enregistrer tout et toujours. Elle dit qu’elle lit avec une presque impuissance, sans pouvoir s’arrêter. Tout se répond sans cesse, ça résonne dedans et dehors. Ce qui tonne n’est pas ce qui dérange le plus. On aimerait bien, car ce serait facile.
Beaucoup ont couru, avant elle, dans cette chambre. Chloé parle volontiers de Jean Rustin – un modèle oublié, peut-être, mais pas d’elle. Chloé n’oublie pas ; elle voit ses doubles là où ils sont, sait reconnaître et choisir les êtres, ceux qui habitent son corps et ceux qui aident à le supporter, à le voir à l’intérieur. Ce corps-là ne serait rien sans eux ; mais, en fin de compte, le dessin et la peinture n’ont que faire de la présence, de la lourdeur, des trous et des pores, de tout ce par quoi le corps se sent et se creuse face à l’autre. Ce qu’ils recrachent, ce sont les restes, ce qui, peut-être, compte seul vraiment. L’intérieur – le vrai, la « boule androgyne » comme la nomme l’artiste – continue vaille que vaille. Rien ne saura plus l’arrêter.
Le dessin n’a pas qu’un sexe, il en a trop – et des sexes qui n’ont pas encore de nom. Surtout quand Chloé parle d’autoportrait. Peu ont perçu dans les derniers portraits que Bonnard a peints de lui-même ce qui détache peu à peu la chair, lambeau après lambeau : la face qui la disloque et la fait virer au bleu pour ne plus être, pour qu’enfin semble possible la réconciliation – ce dédoublement final. Cette peinture-là procède d’un très long monologue. Celui de Chloé commence à peine ; mais ce qui est là, dedans, dans ces corps binômes, ces filles mi-hommes, ces profils de garçons aux sexes dressés, griffonnés aussi vite que possible – ou alors dans les dormeurs, qu’elle prend quand le temps se relâche et que l’immobilité du corps le rend à nouveau pénétrable – c’est une figure de l’impossible, de l’informe et du vaguement sale, de la limite à ne pas franchir parce que ça ne se dit pas, parce que ce n’est pas montrable. Pourtant, l’impossible, c’est ce qui doit se dire. Chloé Julien le fait.
François Michaud 18 mai 2007."
Parution dans Paris Art ( 2007)
"Entre dessin et peinture, l'indétermination de l'aquarelle, solution plastique trop rare, dont la délicate texture permet d'infinies variations de profondeur et de brillance, s'allie dans les œuvres de Chloé Julien à la liberté des sujets, à ces infinies capacités expressives du corps, motif essentiel des œuvres de l'artiste.
Au cœur de la feuille blanche, que de larges aplats de couleur pâle détrempent, la peinture en ramifications cherche son chemin dans les trames du papier.
Chloé Julien transforme aisément les coulures de couleurs, ici en extensions du corps (Corde à sauter, 2008), là en figure nouvelle. Si l'artiste s'attache uniquement à la figure humaine, celle-ci est malmenée : les largesses de l'encre et de l'aquarelle lui permettent d'oser des figures hybrides (Diable, 2008), dédoublées ou masquées (Femme masquée, 2008), de faire surgir d'une poitrine un cœur qui explose en une tache rouge (Les Idiots 4, 2002), d'esquisser un sexe qui pointe joyeusement hors du corps (Les Idiots 5, 2002), ou d'affirmer des silhouettes en équilibre défintif au centre de la feuille, à la manière des nus dessinés de Rodin (Les Idiots 2, 2002).
Par l'immédiateté du geste et de la représentation, Chloé Julien ancre son travail dans la sphère de l'intime. Plus violentes qu'auparavant, ses œuvres délivrent une sensation de prise avec les méandres de l'inconscient. Les thèmes abordés sont, notamment, les douleurs de la féminité, les rapports entre les êtres et le rapport à soi, à l'intégrité du corps.
Ainsi dans ces images de mues, que permet la technique de l'aquarelle par couches légères : La Maturité (2007) ou Mue (2008) disent les tourments de la transformation du corps, mais aussi le poids du passé dont on parvient à se débarrasser. Parfois associé à un animal, le corps devient figure mythologique et permet toutes les interprétations : le taureau, symbole masculin récurrent, est associé à la femme comme un être protecteur (Dream, 2007) ou comme le complice des jeux de travestissement (Femmes à bottes et homme à tête de taureau, 2007).
Dans le temps du rêve et des peurs, les aquarelles de Chloé Julien révèlent, parfois avec humour, des angoisses à la fois intimes et universelles : la femme acculée par l'assaillant masculin (Les Loups, 2008), la tentation du « saut dans le vide », avec Suicide dans une flaque d'eau (2002), ou la terreur du corps nié et démembré (La Mâchoire, 2007). Avec justesse, les œuvres de l'artiste réhabilitent les droits de l'inconscient dans le champ de l'art."
Magali Lesauvage
Artension/ Novembre-décembre 2007 (clic sur chaque images pour obtenir pleine page)
Sophie Gaucher
« Les cornes bleues »
A partir du travail de Chloé Julien : (introduction d'une conférence à l'ENA)
"Qu’est-ce qui apparaît ? La peur dans ce liquide ou quelque curieux détour du désir ? La possibilité venue, visée au front, de découvrir enfin la fleur divine.
Un monde qui s’affirme avec ses cornes vient au devant, pousse et s’installe dans la feuille, dans l’espace.
La part de l’encre qui s’étale, le geste qui retient, le rassemblé là devant et qui advient, membrane tremblée de ce qui frissonne.
Venue là de son seul poids, celle qui danse ; autour, les corps s’organisent, même ceux qui ne sont pas encore apparus.
Quelques nœuds dans les organes, dans le corps jusqu’à ne plus voir ; on demeure dans le clair qui déborde et s’agite.
Dire la couleur de l’agate dans un très mince filet au milieu d’un souffle gris blanc qui demeure.
Déplacer de petites flaques transparentes, glacées, nettes à couper les doigts, tout remonte du sol avec un bruit de sang qui dérape.
Poche qui s’éclaire depuis sa vacuité : quelle décision pour ces cornes à l’origine insaisissable ? Qu’est-ce qui les conduit là devant ?
Elles éclairent il est vrai dans la singularité qui vient à paraître dans un monde qu’elle requalifie ; boire par le front le bleu glycine des appendices.
Sonde enfin vers le fond qui se tait, des formes aux idoles accomplies, poids et forces déployés vers le haut, vers le bas.
Un loup s’ébouriffe, le poil mouillé, l’œil noir baigné de feu, cette couleur qui devient forme à se fonder sur sa nue intelligibilité.
Les formes qui surnagent et viennent butter sur la feuille comme une peau, ces formes étaient-elles déjà là avant que Chloé Julien ne les révèle ?"
Jean-Louis Vincendeau, 2010
"Écho encré d’une divagation échoïste"
« Il faut que je me remplisse sans cesse parce que je suis percée. »
« Quand au mythe d'Écho, je me suis toujours effrayamment vue, c'est à dire mon "je" comme une machine à regarder le monde... à broyer le monde »
En passant et repassant entre ces fils de trame et de chaîne, l’encre nuit de ma navette a rempli leurs jours sans jamais saisir le ciel qui reste toujours une pulsation bleue nuit avec ses chas occultés par l’or des soleils.
Hier, l’Écho de tes derniers mots me dit que la chambre baignée de noir se fond, que la chambre illuminée se morfond et ne laisse pas voir le couloir. Il dit que si l’on en retire le lit, il ne reste que la bouche réduite à un pli. Il la désire toujours pleine de mots pour que jaillisse la sonorité du silence.
Il dit qu’être silencieux, ce n´est pas taire les mots,
mais les fendre.
Overdose.
Il dit qu’être silencieux, ce n´est pas taire les mots,
mais les mettre en terre.
Il dit que si l’on supprime le couloir qui mène à la chambre, il ne reste qu’un rêveur sans rêve. Il souhaite que je rêve un rêve sans rêveur pour que jaillisse le silence et que j’écrive avec.
« … broyer le monde. »
Dans mon écriture, je pourrais aussi me voir effrayamment – fendre et répandre, une vraie violence. Mais cette violence est vitale et non fatale, elle injecte dans l’espace la vie où plutôt son mouvement, sa vibration. Ton regard aussi. La signification des mots (dessins) n´y est plus limite, mais onde. L´âme du monde coule dans mon écriture (/tes encres). L´impression de réel naît, non plus de la signification, mais des associations ouvertes. L´espace de la feuille se nourrit des mots (/des dessins) écartelés comme fendus et naît en tant qu´espace de vie. Les mots (/les matières encrantes et dessinantes) ne sont plus cloîtré(e)s dans leur coquille égoïste, mais se fondent dans un espace qu´ils construisent échoïstement en commun. Un dialogue dans l´écriture (/le dessin), un dialogue mélusien – une parole (/un dessin) émergente, une tension vers la fluidité du réel. Vie silencieuse palpitante – palpable. Les mots (/les encres) se nourrissent les un(e)s les autres des flux qu´engendrent leurs entrelacements – l´épaisseur du monde.
Le regard devient toucher. Lignes vibrantes et opalescentes, mon écriture (/ton dessiné) gomme les lignes des mots (/des formes) comme frontière entre signe et chose, entre langue (/dessin) et réalité. Tout est question d´épaisseur et non de limite. Un langage (/un dessin) comme voix et lumière qui s´évanouit dans le flux de l´écriture (/l’encrage). Phrase après phrase (/couche après couche), les contours significatifs s´évanouissent. La représentation n´a plus de limites, seuls subsistent des échanges sans fin entre les mots (/les couleurs) et les mots (/les couleurs), entre les mots (/les couleurs) et leur objet, entre les mots (/les couleurs) et leurs associations, des jeux qui les font s´interpénétrer. Mots (/dessins) et choses s´enchâssent et se déclinent sans perdre leur singularité, la signification se dissout dans les sens, il n´y a plus d´essence ni de néant – seul demeure l’espace du vide à venir avec la promesse de l’écho et de son plein.
« Il faut que je me remplisse… »
Narcisse est aveugle et se dirige à l’écho. Plus une nécessité aucune de regarder – l’étendu(e) visage s’est entendu dans la peau attendue de la feuille paysage. Au regard du regard regardé l’œil se fond dans la surface encrée-non-encrée qui ne peut se contempler. La surface est dedans. Le dedans est une surface – sentir les peaux cachées se révéler l’une par l’autre. La tête portraiturée n’est plus le sommet du corps – néocorps, elle sait que le corps est une invention. Seules la peau et ses sécrétions peuvent être, toucher l’autre – seuls le papier et son encre…
« … parce que je suis percée ». Le dedans et l’écho – l’intériorité percée de Chloé.
La peau maintient le dedans à distance, elle permet le vide et l’écho. Le dedans percé de l’écho n’est pas un dedans, car le trou, quelqu’il soit, est toujours celui d’une surface. Ton intériorité n’est pas essentielle, elle est accidentelle – le résultat d’une torsion plus ou moins éphémère qui permet au souffle broyeur de s’engouffrer tout en toi – ton souffle finit par te sembler difficile, comme si tu ne parvenais pas à respirer, mais tu t’aperçois vite que ce n’est pas cela – c’est un autre qui souffle à ta place. La mort c’est pareil, souffler par un autre, c’est l’extase de la mort entravée qui permet le mouvement à venir – désirer sentir couler hors de soi le secret de la matérialité de la vie et pour cela la broyer, la percer. C’est en te remplissant que tu te ressens au monde, mais c’est en te perçant que tu es au monde, que l’on peut t’admirer, que naissent les échanges.
Par cette percée enfin, tu peux souffler et respirer, c’est pourquoi ce qui te pénètre doit disparaître pour que son souffle devienne ta respiration. Ce percée-perçant n’est pas une fragilité, il est ton actualité, ta force agissante et vivante.
Aveuglé par l’écho, je vois, Chloé, ton Narcisse dans l’eau courante de la source emporter au loin son image toujours renouvelée, je vois ton narcisse au féminin se baigner dans l’Eros et s’y régénérer – une jouissance première et singulière qui n’attend pas l’autre pour s’accomplir, mais souvent le suscite et lui survit."
Cyrille Zola-Place (mai 2010)
Première: Salon Dessin Exquis 2011: 100 mètres de dessin exquis.
de gauche à droite: Guillaume Liffran, Chloé Julien et Barthélémy Toguo
"Alors que Drawing Now, le salon du dessin contemporain, a fermé ses portes lundi soir, on enchaîne cette semaine avec le Salon du Dessin, à la Bourse, et avec Chic Dessin, au 60 rue de Richelieu. Non loin de là, les organisateurs de Slick, l'une des foires off de la FIAC, à l'automne, ont eu l'idée, plutôt que de monter leur propre foire, d'organiser une sorte de battle de dessins dans les espaces de la galerie J.T.M., au 40 rue de Richelieu (ancienne maison de Molière).Inspiré du fameux cadavre exquis surréaliste, suite de dessins réalisés par différents auteurs pour former des juxtapositions hasardeuses et poétiques de formes (suivant le précepte de Lautréamont : « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie »), Dessins Exquis a réuni pendant un workshop d'une dizaine de jours (voir la vidéo) près de soixante artistes, plus ou moins jeunes et connus (Chloé Julien, Farah Atassi, Barthélémy Toguo, Gaëlle Chotard, Damien Deroubaix, Gérard Fromanger, Fabrice Hyber, Kosta Kulundzic, Frédérique Loutz, Agnès Thurnauer...) qui se sont réunis par groupes imposés et ont réalisé les uns à la suite des autres (sans pouvoir voir l'oeuvre du précédent) de grands dessins sur des rouleaux de papier d'1,50 m de hauteur, sur un total d'environ 100 mètres de large, qui courent sur les deux étages du bâtiment.
Résultat : abstraction et figuration, crayon et peinture, mots et formes se côtoient. Certaines associations fonctionnent immédiatement (Chloé Julien et Barthélémy Toguo, ou Fromanger et Hyber, par exemple), d'autres artistes jalousement ont délimité leur dessin sans tendre le relai (le trait) à leur successeur. Les lais sont à vendre, dans leur ensemble (autour de 30.000 euros) ou démembrés à la fin de l'expo, sans que l'on sache parfois où pourra se faire la césure entre les dessins... Dessins exquis, du 24 mars au 4 avril, 40 rue de Richelieu, Paris. Entrée libre. www.slick-paris.comPhotos : Frédérique Loutz, Ophélien, courtesy Claudine Papillon ; Stéphanie Nava, Schläft sie?, courtesy Stéphanie Nava, et José Levy, En l'air, courtesy Galerie Emmanuel Perrotin. Photos Slick / Cécilia Jauniau"
Magalie Lesauvage
PARUTIONS
2015 - INROCK dossiers sur le dessin de la scène contemporaine actuelle
2015 - LIGEIA dossiers sur l’art (Art et animalité)
2014 - PRUSSIAN BLUE
2013 - IDENTITÉ DE GENRE, Édition Friville
2008 - ART TENSION